Pendant longtemps, elle s’est empêchée d’écrire. Cela l’a rendue triste, comme si on lui retirait l’âme. Elle a eu du mal à trouver sa voix et sa voie, et pour cause. Elle sait parfaitement pourquoi, avec qui et comment c’est arrivé. Et aussi comment et pourquoi elle a recommencé peu à peu, avec acharnement, étapes multiples et délicatesse (ça c’est le dragon qui lui demande de l’ajouter).
Beaucoup de gens l’ont découragée d’écrire. Cela allait de petites remarques qui peuvent sembler anodines jusqu’à des interdictions. Les mots ont du pouvoir dit-on. Elle dirait même que les mots sont des assassins en puissance, si l’on se laisse aller à les croire, quand ils sont dits sans conscience. Oui, les mots ont une vie propre.
Tous ces mots assassins lui tournent encore dans la tête aujourd’hui. Ceux de ses proches qui ne l’ont jamais comprise réellement. Ceux de certains de ses enseignants et professeurs, elle pense à deux personnes en particulier, avec qui elle évite tout contact comme la peste. Elle a d’ailleurs enseigné longtemps elle-même pour comprendre comment et pourquoi cela lui était arrivé. Elle est même allée jusqu’à reprendre des études à 40 ans pour obtenir son bachelor d’enseignante primaire. Cela ne lui a pas apporté la réponse voulue, mais d’autres pistes de compréhension ont fait surface.
D’ailleurs, elle a rencontré nombre d’enseignants qui lui ont dit que parfois on fait ces études pour mieux se comprendre. Dans son cas, elle a enseigné une vingtaine d’années et s’est justement efforcée de donner beaucoup d’amour à tous ses élèves, même et surtout à ceux qui étaient en difficultés ou alors « trop » intelligents. Elle se souvient très nettement de son élève en décrochage, pour qui tout était compliqué. Un jour, elle l’a surpris à colorier sa pincette d’élève en dégradés de bonheur. Elle a renforcé ce moment et en a fait la star de la semaine et de l’art de la classe, en incitant ses camarades à lui passer commande de pincettes. Si un jour il lit cet écrit, qu’il sache qu’elle le voit comme un artiste.
Et puis un jour, elle s’est focalisée sur ses envies, elle a pris son ordinateur, réfléchi quelques secondes sur son parcours d’écriture et a rédigé ses premiers poèmes sur son blog. De la remarque assassine « tu vas lire tout le dictionnaire comme ça ? » aux nombreux cahiers et blogs laissés en jachère à la moindre imperfection, elle s’est nourrie des obstacles et cela a été une période riche de sens pour elle. Puis de nouveau, elle s’est auto-mutilée en supprimant son premier blog de poésie, pour se mieux se focaliser sur son travail. Encore une injonction létale d’une société obtue, qui n’a en tête que la productivité maximale à tous points de vue.
Puis elle est tombée malade, tant d’injections (sic) sociétales contradictoires ont eu raison d’elle. Fais ce que tu aimes, mais surtout ne sois pas artiste ni écrivaine. Et encore moins poétesse, cela va sans dire, d’ailleurs on ne le mentionne même pas. Elle ne pouvait plus avancer, littéralement. Elle n’avait plus d’envies, littéralement aussi. Et puis quelques anges sont apparus, des dragons aussi ont fait surface. Des gros dragons noirs charboneux et brûlants comme des milliers de volcans en éruption. Ils sont pénibles ceux-ci car ils vivent sur les nuages et on ne sait jamais quand ils vont s’acharner sur nous. Quelques dragons roses, qui lui offraient des fleurs, mais toujours très parcimonieusement. Ces petites fleurs miniatures qui ne poussent que dans les champs de la montagne du Haut-Jura, là où elle s’est retrouvée prisonnière.
Et puis une fois, un dragon multicolore. Il est venu sur la pointe des pieds lors d’une séance de travail collective. On l’a même cité et les gens présents se sont esclaffés avec bonheur. Il a été bien accueilli, il en était tout reconnaissant. Il était vêtu d’une combinaison de ski blanche et chaussait des skis géants pour faire le tour de la planète. Il avait sur la tête un bonnet à pompom et à clochettes dorées, comme celles des lapins de Pâques (ce sont les lapins qui ont copié bien sûr). Et puis des moufles multicolores bien chaudes, en pure laine vierge tricotée à la main, pour protéger ses doigts de lutin délicats. Il avait tant travaillé au froid dans la neige, sans électricité ni chauffage correct qu’il en avait eu les mains fragilisées et inutilisables. Et sur le moment, il s’apprêtait à dévaler une piste de ski en herbe tendre du printemps qui était infinie.
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