L’amour dure 3 ans, dit-on, ou même moins, et c’est vérifiable quand il ne s’agit pas d’amour. En réalité, l’amour dure toujours, il faut simplement mieux définir ce toujours. D’une façon ou d’une autre, visible ou invisible, vous sacralisez quelqu’un dans son existence entière, sa respiration et sa mort. L’amour, s’il a lieu, est plus fort que la mort. Dans l’amour, quoi qu’il arrive, même aux confins de l’horreur ou de la démence, vous touchez du doigt la défaite de la mort.
C’est pourquoi chaque moment est important, et la durée sans temps mort. Vous êtes le peintre et le musicien de ces femmes, elles deviennent des personnages centraux de vos romans, elles peuvent prendre d’autres formes, d’autres figues, elles sont parfois rejointes par celles dont on ne peut pas dire le nom. Ce moment où l’une ou l’autre sort des vagues est unique, ce foulard est unique, ce fou rire aussi. La poudre du temps leur appartient. En peinture, c’est l’année où Picasso comprend que seul un violon « cubiste » peut représenter son grand amour, Eva. En musique, c’est Monteverdi qui les rassemble toutes pour une assomption fastueuse (la Vierge Marie, à Venise, en vaut dix mille). Dans les siècles des siècles, c’est maintenant, c’est toujours.
Mais c’est aussi bien Don Giovanni et son catalogue, où Mozart, pourtant très amoureux de sa petite Stanzi, vous révèle son éventail de passions possibles. Rien ne lui échappe dans les rues de Vienne ou de Prague, il note, il note, ce sont chaque fois des antidotes à la Reine de la Nuit. Les femmes sont des Muses, et si elles sont toxiques ou grotesques, elles n’en sont pas moins inspiratrices d’un aspect fondamental du réel. En voici une qui pleure, c’est beau. En voilà une autre qui rit ou qui dort, c’est encore plus beau. Tous ces accents, toutes ces couleurs sont à mettre en madrigaux, en quatuors, en tableaux. Les Flûtes de Pan, de Picasso, en sont une démonstration vivante. Une femme arrive, elle refait de lui un enfant curieux de ses sœurs, il pousse la démonstration jusqu’à l’absurde, dieu et le diable sont enfin unis, et d’ailleurs, dans cette nouvelle Grèce, il n’y a que des déesses plus ou moins favorables et des multitudes de dieux.
Philippe Sollers, Portraits de femmes, Paris, Gallimard, Folio, 2013, p. 63-64
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