« C’était vraiment une détraquée. Sofia Huxley. Le changement éclair de l’ex-taularde docile en alligator furieux. Des babines pendantes en crocs. De la chiffe molle en marteau. Je n’ai pas vu le signal : pas de plissement d’yeux ni de mains qui serraient des collets, pas de flexion d’épaule ni de lèvre retroussée qui découvrait des dents. Rien n’annonçait son attaque contre moi. Je ne l’oublierai jamais, cette attaque, et quand bien même j’essaierais, les cicatrices, sans parler de la honte, ne me le permettraient pas.
Ce qu’il y a de pire, dans la guérison, c’est la mémoire. Je reste allongée toute la journée sans rien avoir d’urgent à faire. Brooklyn s’est chargée des explications au personnel du bureau : tentative de viol, déjouée, bla-bla-bla. C’est une véritable amie et elle ne m’embête pas comme ces fausses copines qui viennent ici juste pour zieuter et me plaindre. Je ne peux pas regarder la télévision, elle est tellement barbante : en gros, du sang, du rouge à lèvres et l’arrière-train des présentatrices. Ce qui passe pour des infos, c’est soit des ragots, soit un catalogue de mensonges. Comment est-ce que je peux prendre au sérieux des séries policières dans lesquelles des tueurs sont traqués par des femmes flics perchées sur des talons Louboutin ? »
Toni Morrison, Délivrances, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2015, p. 41 (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière)
Toni Morrison (1931-2019) est la 8e femme à avoir reçu le Prix Nobel de littérature en 1993.
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