Sitôt dit sitôt fait, maintenant qu’elle a rassemblé sa bibliothèque de poésie en un seul endroit, puis qu’elle a classé ses livres par genre d’auteur, elle a bien pris conscience du fait que les poétesses sont rares. Depuis qu’elle écoute son intuition de manière plus franche, elle n’est pas déçue. Au contraire, son monde est secoué dans tous les sens.
Cette intuition ne va que rarement dans le sens convenu. Elle n’est ni agréable, ni facile à suivre. C’est comme ça qu’elle sait qu’elle doit l’écouter. Pour sortir de sa zone de confort, comme ils disent. Plutôt pour découvrir d’autres aspects et avancer en conscience (rattraper son retard diraient les mauvaises langues, bien trop nombreuses à son goût, n’ont-elles rien d’autre à faire ?). Et quand elle ne l’écoute pas, les mots reviennent danser dans sa tête, jusqu’à ce qu’elle agisse.
C’est comme ça qu’elle a décidé de rassembler ses livres de poésie. Son intuition lui disait tout à coup qu’il fallait le faire. Elle se souvenait aussi de cette écrivaine, Marie-Eve Tschumi, organisatrice d’un sommet d’écriture pour femmes, qui disait qu’il n’y avait que très peu de Prix Nobel attribués aux femmes : 16 pour 101 hommes.
Elle fait un rapide calcul, les hommes primés sont 6 fois plus nombreux. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, pas besoin d’épiloguer. Elle réfléchit à ce qu’un bouquiniste lui a dit : “peut-être que c’est parce que les femmes écrivent moins de poésie ?” Ou peut-être qu’elles peinent à se faire accepter en tant qu’auteures ? Tout simplement parce que ce sont des femmes ?
Elle en a le cœur déchiré et les mains qui tremblent. D’ailleurs, elle a beau chercher, il ne lui vient que peu de noms de poétesses en tête, mis à part les classiques comme Louise Labé ou Alice de Chambrier – fait amusant, elle habite face à la rue qui porte le nom de cette poétesse, dans son village de Bevaix.
Tous ses livres de poésie sont majoritairement ceux qu’elles a achetés durant ses études à l’Université, agrémentés par ses trouvailles au fil du temps. Ce sont de grands auteurs reconnus et publiés par la prestigieuse maison d’édition Poésie / Gallimard. Hugo, un de ses auteurs préférés. Baudelaire et Rimbaud. Nelligan, qu’elle a découvert il y a peu, le Camille Claudel de la poésie. D’ailleurs Camille est la sœur du poète Paul Claudel. Singuliers destins d’un poète admis à l’Académie française et de sa sœur sculptrice de génie, internée contre son gré les 30 dernières années de sa vie et rejetée par sa famille.
Elle s’égare dans les méandres de sa pensée et de ses préoccupations. Revenons à son programme du jour : passer chez les bouquinistes pour trouver des livres de poétesses. Et flâner un peu en ville, peut-être, à la recherche de ces brins de nouveautés qui éclairent l’existence, comme des petits bouts de laine rouge entre les gens, qui tissent une jolie écharpe de rencontres en rencontres, à chaque fois que l’on se dévoile un peu davantage.
Tiens, sa boutique du livre préférée est ouverte, à la Rue des Chavannes. Pendant longtemps, cette échoppe a été tenue par une femme. Elle aimait bien s’y rendre et trouver des trésors littéraires inattendus. Depuis peu (on parle d’années malgré tout), c’est un homme qui a repris l’affaire et qui l’anime de manifestations littéraires toutes plus colorées les unes que les autres. C’est frais et ça redonne vie à une littérature parfois un peu oubliée. Un poète qui déclame, un écrivain qui lit, c’est peut-être aussi ça l’avenir de la littérature.
Quand on pénètre à l’intérieur, on a l’impression d’entrer dans une caverne d’Ali Baba littéraire. On franchit la porte et on se retrouve dans un très long couloir rempli d’étagères de part et d’autre. Des murs-étagères ou des étagères qui sont devenues des murs, on ne sait plus trop. Bien entendu remplies de livres de tous les genres, cela va de soi, on hésite presque à le dire. La poésie se trouve au début à gauche en entrant, une place de choix.
C’est un peu sombre et cela ajoute encore au mystère de la découverte des livres peu ou moins courants. Quand on parvient au centre névralgique, il y a encore 2 salles pleines de livres. Que de fois n’y a-t-elle pas attrapé un ouvrage oublié ou jamais lu. Elle sait qu’elle a plus de plaisir à lire un livre déjà aimé (ou détesté peut-être). Elle le sauve et préserve la planète aussi comme ça.
Elle a déniché quelques nouveaux livres de poésie, mais peu de poétesses. C’est vraiment le reflet de la société. Elle decide alors de se rendre dans l’autre boutique de livres, plutôt des anciens et recherchés. Le constat est identique, il faut chercher les poétesses avec une loupe de géant. Elle repart malgré tout avec un joli butin : des recueils de poésie de Mousse Boulanger, Pierrette Micheloud (même le correcteur orthographique pense au masculin et ne connaît ni le mot sculptrice, ni le prénom Pierrette), Francine Clavien et une belle édition de 1934 de la poésie d’Alice de Chambrier.
Emmanuelle de Dardel, 21 05 2023